Auteur:
Paul Tourret
Doctorat en géographie, Directeur de l’Institut d’Economie Maritime (ISEMAR). Nantes Saint Nazaire
Date: 28.07.2022
Lecture: 9 min.
L’histoire de l’Europe d’après-guerre repose, en grande partie, sur l’intégration économique ayant permis une cohésion politique. L’Europe des six pays fondateurs (groupe d’origine) s’est élargie vers l’ouest (Royaume-Uni, Irlande), vers le sud (Grèce, Espagne, Portugal), vers le nord (Suède, Finlande) avant de faire l’intégration de l’Est et des deux îles méditerranéennes de Chypre et Malte. Apolitique, mais pour autant stratégique, tel est le partenariat économique à construire avec les pays méditerranéens non européens. L’intégration économique, qu’elle soit communautaire ou partenariale, a permis la multiplication des investissements, des processus productifs et des échanges. Dès que les régions euro-méditerranéennes et certains pays du bassin seront intégrés économiquement, le transport maritime se développera en poursuivant sa lancée vers un développement continu des autres pays des rives Sud et Est. Un vaste réseau de lignes maritimes, notamment de rouliers , les « ro-ro », relie les régions du bassin méditerranéen. Le transport maritime peut-il faire encore plus ? Peut-il faire encore mieux ? C’est autant une question d’offre de service que de performance environnementale et de complémentarité modale.
Bases insulaires et Autoroutes de la mer
Le transport maritime dans le bassin méditerranéen a connu plusieurs phases. La première correspond à la connectivité avec les îles de chaque pays (Baléares, Corse, Sardaigne, Sicile) facilitée par l’utilisation de ferries et rouliers depuis les années 1970. Autrefois, peu développées et servant de réservoir à migrations internes, ces îles sont devenues, avec le tourisme, des régions très fréquentées ayant maintenant besoin de liaisons soutenues pour leur développement économique. Bien entendu, la politique européenne d’aides régionales a aussi un rôle d’importance à jouer.
Aujourd’hui encore, la dynamique des compagnies maritimes méditerranéennes repose sur l’intensité des flux de passagers et de fret avec les îles. Naturellement, il existe des différences nationales au niveau de la démographie, du développement et du tourisme des différentes îles, mais toutes alimentent le besoin d’une forte connectivité, car plusieurs lignes maritimes bénéficient également d’aides publiques (délégation de service public). Les îles méditerranéennes, avec leur plus grande intégration économique, ont acquis une couverture maritime très élevée au cours des 40 dernières années.
Autrefois, peu développées et servant de réservoir à migrations internes, ces îles sont devenues, avec le tourisme, des régions très fréquentées ayant maintenant besoin de liaisons soutenues pour leur développement économique
Les liaisons insulaires sont à la base de l’activité maritime historique des entreprises du bassin ouest méditerranéen. Il y avait autrefois de grandes entreprises publiques, mais elles ont connu le même sort de privatisation. La SNCM est ainsi devenue Corsica Linea, contrôlée par des intérêts économiques corses. En Italie, Tirreno a été vendu à un concurrent privé, Moby Line (famille Onorato). En Espagne, Trasmediterranea a eu différents propriétaires, la dernière [1] vente des liaisons des Baléares au groupe Grimaldi remontant à 2021. Pour ces entreprises, la connectivité avec les îles est une source d’activité structurante et les liens avec les îles des autres pays sont des marchés touristiques.
Grimaldi, basée à Naples, est l’une des rares entreprises privées qui dominent le bassin. Les autres sont GNV dans le sillage du groupe italo-suisse MSC (famille Aponte) et deux outsiders devenus leaders, Balearia aux Baléares et Corsica Ferries en Corse. À ce panorama, il faut ajouter le géant danois DFDS, qui a pris des positions dans le fret en France et en Turquie, grâce à plusieurs acquisitions. Enfin, la société française CMA CGM a également une activité « ro-ro » en Méditerranée.
Pendant longtemps, les liaisons entre les rives des pays euro-méditerranéens ont semblé inutiles. En effet, les économies des régions méditerranéennes étaient liées à leur espace national ou à l’Europe du Nord. Le développement de l’industrie automobile dans la péninsule ibérique a été le ferment d’une intégration industrielle entre l’Espagne et l’Italie. La société Grimaldi a basé son développement sur les besoins de l’industrie automobile pour lancer des services entre les ports espagnols et italiens. La compagnie maritime italienne a lancé le concept d’autoroute de la mer avec des services de fret « ro-ro » intensifs à la fin des années 90. GNV a, pour sa part, concentré son positionnement entre l’Italie et l’Espagne sur les services aux passagers.
Depuis vingt ans, les liaisons entre l’Espagne et l’Italie ont prouvé leur intérêt, d’autant plus que la route côtière est longue, coûteuse et encombrée à chaque poste frontière et métropole. La voie maritime Est-Ouest est plus rapide et plus économique. Une autre expérience a été tentée entre le port français de Toulon et le port italien de Civitavecchia dans les années 2000 avec une petite base automobile, mais la faiblesse des autres frets a conduit à l’échec. En l’absence d’échanges massifs entre l’Italie centrale et la France, la connectivité maritime n’était d’aucune utilité. Il faut donc une réalité économique avérée pour fomenter un marché intra-méditerranéen.
Le cabotage européen, initié pour réduire la pollution du transport routier, doit désormais s’inscrire dans les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, en affichant une performance environnementale
Une autre limite est celle de la concurrence de la route. L’idée d’une ligne de cabotage entre le sud de l’Espagne et un port français ne date pas d’hier. La base du trafic pourrait être constituée par le transport de fruits et légumes d’Andalousie et de Murcie, mais les conditions de concurrence ne sont cependant pas favorables. La logistique des produits frais nécessite des temps de transit rapides et le coût du transport routier est plus avantageux que le transport maritime. Pour l’instant, seule une forte augmentation du coût du transport routier permettrait de passer aux voies maritimes. Le cabotage européen, initié pour réduire la pollution du transport routier, doit désormais s’inscrire dans les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, en affichant une performance environnementale.
Enjeux environnementaux
L’un des enjeux de l’industrie maritime de demain en Méditerranée occidentale est le transfert modal depuis le transport routier. Il s’agit donc toujours, comme il y a vingt ans, de réduire les flux routiers grâce à des solutions maritimes alternatives. Les réseaux des autoroutes de la mer se sont déjà développés en réponse aux exigences du marché et à la cohérence géographique. Pour connaître un nouvel essor, ils se doivent d’être encore plus économiques et propres.
Cet essor « vert » implique une double impulsion : Celle de l’Union Européenne avec la feuille de route « Fit for 55 » initiée par la Commission Européenne qui fait partie du volet maritime de sa transition écologique « Green Deal ». Celle émanant des exigences de l’OMI avec des règles sur l’efficacité des navires en 2023 et une zone à faibles émissions de soufre pour le bassin méditerranéen en 2025 (avec un coût opérationnel pour les armateurs). De plus, le prix de l’énergie pesant lourd dans la balance, il renforce la question de l’efficacité des transports. La concurrence entre modes routier et maritime en Méditerranée se fera au niveau d’une consommation verte et économe.
Quant au secteur maritime, l’innovation se veut majeure et impérative. Les solutions carburant GNL, les batteries électriques ou piles à combustible (hydrogène) vont se multiplier pour les flottes de ferries et rouliers en mer Méditerranée. Les ports seront également équipés d’alimentation à quai pour les navires. Ce faisant, le besoin d’intégration économique sera satisfait par le besoin de connectivité maritime, mais aussi de plus en plus par l’efficacité énergétique et la réduction des pollutions d’exploitation (CO2, particules fines).
Les réseaux des autoroutes de la mer se sont déjà développés en réponse aux exigences du marché et à la cohérence géographique. Pour connaître un nouvel essor, ils se doivent d’être encore plus économiques et propres.
Ainsi, la modernisation maritime et portuaire est un impératif pour tous les acteurs méditerranéens. Côté expédition, les groupes sont suffisamment importants pour maintenir un haut niveau d’innovation. L’autre tendance est aussi au gigantisme avec les super navires rouliers de Grimaldi et DFDS allant dans le sens de l’efficacité du transport maritime.
En ce qui concerne les ports, les investissements sont également nécessaires pour organiser les escales des plus gros navires et des flux importants. Les ports « ro-ro » ont besoin de plus d’espace. En mars 2022, l’Autorité portuaire de Barcelone a approuvé le transfert de l’activité de fret roulier à Port Nou avec 19 ha dédiés. Cela contribuera également à réduire la pollution dans le centre de Barcelone. Dans le cas de Marseille, la place portuaire demande à l’autorité portuaire (GPM) de lancer un ambitieux projet de modernisation du port roulier des bassins Est.
La liaison ferroviaire est une nouveauté pour le transport roulier en mer Méditerranée. L’objectif est d’assurer la complémentarité des solutions « ro-ro » maritime et ferroviaire. L’intégration des solutions ferroviaires et maritimes a une origine méditerranéenne, tout en étant liée à un certain type de marché. En 1992, la guerre en Yougoslavie a perturbé la logistique entre la Turquie et l’Europe. Le secteur turc du transport routier a, de ce fait, développé une solution maritime via la mer Égée et la mer Adriatique [2]. Le port italien de Trieste est ainsi devenu la porte d’entrée des cargaisons turques vers l’Europe.
Dans les années 2000, l’intégration des économies européenne et turque est devenue de plus en plus forte avec une densité des échanges accrue. La connectivité s’est donc développée. La France a été intégrée, tout d’abord, avec le port de Toulon puis celui de Sète. Depuis 2021, il existe également une liaison depuis le port espagnol de Tarragone pour les besoins du géant espagnol du textile Inditex.
L’enjeu pour le secteur maritime de la Méditerranée occidentale à l’avenir est de développer des solutions ferroviaires pour les rouliers « roll-on/roll-off »
Initialement, le processus turc impliquait de déplacer des camions entiers, les chauffeurs utilisant les services aériens. Maintenant, la plupart des remorques voyagent seules, des solutions ferroviaires européennes sont donc nécessaires. D’abord à Trieste et maintenant à Sète, les remorques turques empruntent les autoroutes ferroviaires. L’enjeu pour le secteur maritime de la Méditerranée occidentale à l’avenir est donc de développer des solutions ferroviaires pour les rouliers « roll-on/roll-off ». Le port de Sète, qui bénéficie d’une ligne turque, exploite déjà 10 000 remorques, avec pour objectif de doubler ou tripler ce nombre, grâce à 6 hectares aménagés d’ici 2022. Pour Valence, Barcelone et Marseille, le mode roulier doit être relié au rail par des terminaux pour autoroutes ferroviaires [3].
Transactions Nord – Sud
L’époque coloniale sur l’Afrique du Nord, notamment par la France, avait fait naître une forte densité d’échanges Nord-Sud en Méditerranée occidentale. Avec l’indépendance, la situation a naturellement changé, d’autant plus que chaque pays d’Afrique du Nord a sa propre identité économique. Le Maroc et la Tunisie sont des pays qui ont fait le choix d’une économie de marché avec une production exportée vers l’Europe. La liberté d’investissement [4] a permis la délocalisation industrielle qui alimente d’importants flux maritimes de remorques dans les deux sens.
La Tunisie
L’intégration de la Tunisie dans l’économie européenne ne se fait plus dans l’industrie textile mais dans les secteurs à valeur ajoutée comme l’aéronautique et l’électrique. La connectivité de la Tunisie est basée sur le « ro-ro » permettant des échanges rapides avec l’Europe. Le trafic maritime se fait avec Marseille et Gênes et plus modestement avec Barcelone. Il y a environ 140 000 remorqueurs par an, dont la moitié sont liés à la France. L’autoroute de la mer entre Marseille et Tunis est assurée par l’alliance de CMA CGM et DFDS et de la compagnie maritime nationale tunisienne CTN. Côté italien, Grimaldi et GNV sont également présents en Tunisie.
Il faut ajouter que le mode « ro-ro » profite également du dysfonctionnement du terminal à conteneurs de Rades. La construction d’un nouveau port à conteneurs est envisagée par la Tunisie à 100 km au sud de la Tunisie. Le port d’Enfidha offrira des capacités conteneurisées adaptées au commerce international, mais préservera sans doute la connectivité rapide du mode « ro-ro » nécessaire au commerce euro-tunisien.
Le Maroc
La situation du Maroc est différente, avec une population plus importante et une économie plus importante, notamment pour les produits agricoles exportés. Là aussi, les délocalisations ont été importantes, avec la production automobile (Stellantis, Renault Nissan). Là aussi, il faut traverser la mer, mais dans l’espace restreint du détroit de Gibraltar. Le port de Tanger Med permet le traitement d’un volume très important de remorques. En 2021, 407,5 millions d’unités de camions ont traversé le détroit et sont passés par l’Espagne.
Avec le Maroc, les armateurs proposent des solutions d’expédition plus longues. GNV et Grimaldi ont des services pour les remorques en provenance d’Italie. En France, La Méridionale propose depuis un certain temps un service au départ de Marseille, mais n’a pas encore trouvé de marché de remorques. Cependant, il faudra à un moment donné une connectivité maritime plus longue et plus dense entre le Maroc et les ports de la rive nord (Barcelone, Sète, Marseille, Savone, Gênes). Les principales entreprises européennes développeront les autoroutes de la mer euro-marocaines lorsque les conditions de concurrence avec le mode routier à travers l’Espagne seront moins défavorables.
L’Algérie
L’Algérie quant à elle, n’a pas les mêmes caractéristiques d’intégration à l’Europe que ses pays voisins. Le modèle économique socialiste et les rentes énergétiques (oil & gas) l’ont éloigné d’un modèle d’économie libre et ouverte. Les flux « ro-ro » n’existent pas, notamment pour des raisons de sécurité des cargaisons. Les conteneurs sont plus adaptés. Les flux d’approvisionnement depuis l’Europe se font par de petits porte-conteneurs en provenance des ports espagnols, italiens et français qui sont pourtant soumis à des délais, rendant la logistique complexe en Algérie.
On ne sait pas si l’Algérie sera capable de se développer dans la prochaine décennie de manière à encourager les investissements européens. La seule source de revenus du pays est la vente de ses énergies ; cependant, la rente pétrolière et gazière ne peut suffire à long terme à transformer l’économie du pays, ni à sa stabilité sociale. L’intégration économique de l’Algérie pourrait être l’un des enjeux du partenariat Nord-Sud en Méditerranée avec une croissance du commerce maritime.
La connectivité suivra les besoins logistiques d’une économie plus diversifiée. Elle pourra le faire avec le nouveau port que l’Algérie veut construire à El Hamdania dans la région de Cherchell à l’ouest d’Alger. Ce port en eau profonde aura des financements et des constructeurs chinois et sera destiné à la conteneurisation, tout en pouvant aussi accueillir du « ro-ro » comme dans le cas de Tanger Med.
Faut-il enfin promouvoir une meilleure connectivité maritime en Méditerranée occidentale ? C’était là l’ambition des autoroutes de la mer dans les années 2000. On sait aujourd’hui que c’est au marché de le faire, la concurrence du transport routier étant redoutable. L’Italie a une politique nationale d' »Ecobonus » qui vise à faire des remises financières aux utilisateurs de la solution maritime longue distance avec la Sicile. L’engagement sur des distances plus longues (sud de l’Espagne, Maroc) dépendra également du marché et des besoins économiques, notamment la logistique des produits agricoles frais. Le transport maritime doit être efficace et écologiquement efficient ; c’est là le rôle des compagnies maritimes et, de plus en plus, celui du transport ferroviaire complémentaire. Le mode « ro-ro » est, en effet, mieux adapté aux exigences de rapidité de la logistique européenne et aux périphéries intégrées du Maghreb et de la Turquie.
Le développement économique du bassin méditerranéen est un impératif économique, social et politique. Ce doit être l’un des objectifs des politiques de partenariat de l’UE. La croissance des échanges aura donc besoin d’un transport maritime efficace offrant une rapidité qui nécessite une logistique dans le bloc économique euro-méditerranéen. Les « ro-ro » et les chemins de fer seront justement là pour ça. Le container reste une solution plus économique avec un temps de navigation moins efficace. Mais dans les deux cas, il faudra accentuer la connectivité de la mer commune aux trois continents.
Le développement économique du bassin méditerranéen est un impératif économique, social et politique. Ce doit être l’un des objectifs des politiques de partenariat de l’UE. La croissance des échanges aura donc besoin d’un transport maritime efficace offrant une rapidité qui nécessite une logistique dans le bloc économique euro-méditerranéen. Les « ro-ro » et les chemins de fer seront justement là pour ça
Notes
- Les Canaries et le groupe familial Armas ont, quant à eux, conservé les lignes avec le Maghreb et les territoires espagnols de Ceuta et Melilla.
- Initiée par des acteurs turcs (UN RORO Ekol Logistics), l’activité maritime est passée en 2018 aux mains de la colossale société danoise DFDS.
- Il existe différentes solutions techniques avec chargement horizontal (CargoBeamer, Modalohr) ou chargement vertical (remorques intermodales type P400 mais aussi conteneurs de 45′ de largeur palette).
- Pendant longtemps, la présence européenne était majoritairement française, mais aujourd’hui ce sont l’Espagne et l’Italie qui dominent les investissements étrangers au Maroc et en Tunisie.
Toute utilisation ou reproduction des informations présentées dans ces articles devra être accompagnée d’une citation des droits de propriété intellectuelle du CETMO et de l’IEMed.
Promu par :
Abonnnez-vous à notre newsletter
Tenez-vous informé de l’ensemble des actualités et évènements