Auteur:
Dr Jérôme Verny
Professeur en Supply Chain Management – NEOMA Business School, Paris ; Fondateur et Directeur, Master of Science DISC (Digital & Innovative Supply Chain); Fondateur et Directeur, Institute of Transport and Innovative Supply Chain.
Date: 09.02.2021
Lecture: 12 min.
L’épidémie de la Covid-19 a été déclarée comme une pandémie par l’Organisation mondiale de la Santé en mars 2020. Depuis, sa propagation à l’échelle mondiale implique des conséquences sanitaires, économiques et sociales sans précédent sur les économies contemporaines. On parle de choc économique laissant entendre une crise économique majeure à moyen et court terme.
Selon une étude récente du cabinet Mckinsey, trois grands scénarios économiques pourraient se présenter : une reprise rapide, un ralentissement mondial et une récession provoquée par la pandémie de la Covid-19. En effet, l’ampleur des dégâts économiques causés par la pandémie de la Covid-19 va dépendre des conditions suivantes : la vitesse de limitation de la propagation de ce virus, sous-entendu de la réactivité dans le déploiement des vaccins ; l’efficacité des mesures de relance économique des gouvernements mais aussi de la capacité à déployer des actions communes à l’échelle de l’Europe par exemple ; le degré de soutien économique et social des gouvernements aux secteurs les plus impactés et aux populations les plus vulnérables.
A l’échelle globale, la pandémie de la Covid-19 a généré des perturbations à la fois sur l’offre et la demande qui se sont répercutées sur l’ensemble des chaines logistiques. En raison des fermetures d’usines en Chine dans les différents secteurs industriels (automobile, aéronautique, textile, etc.) au cours du premier trimestre 2020, des perturbations en cascade ont été observées tout au long de la supply chain à travers le monde. L’effet « bullwip » (difficultés rencontrées pour estimer la demande de chaque acteur de la supply chain lorsque les volumes de commandes fluctuent à cause de perturbations amont/aval) a été constaté en supply chain notamment pour la filière alimentaire et les médicaments.
Cet article tente d’apporter un éclairage sur l’impact de la pandémie de la Covid-19 sur les supply chains globales. Il s’intéresse particulièrement à la région de la Méditerranée comme route maritime majeure reliant l’Asie à l’Europe et supportant de ce fait l’un des trades majeurs de l’économie mondiale. L’article se divise en deux parties. La première partie propose un regard global sur l’impact de la pandémie de la Covid-19 sur les supply chains mondiales. La seconde partie s’intéresse à la région de la Méditerranée occidentale et au rôle des ports dans les supply chains globales à la suite des changements induits par la pandémie de la Covid-19. Nous introduisons le concept de coopétition digitale et proposons ainsi quelques recommandations aux ports de la Méditerranée occidentale afin d’améliorer leur positionnement stratégique dans les supply chains globales à l’ère du post-Covid-19.
Pandémie de la Covid-19 : un révélateur de la fragilité des supply chains globalisées
Comprendre les supply chains globales
La pandémie de la Covid-19 a révélé la fragilité du système logistique mondial. En effet, la mondialisation accélérée de l’économie durant les 20 dernières années et l’internationalisation croissante des échanges a contribué à l’instauration de supply chains étendues et complexes. Celles-ci sont dépendantes de sources d’approvisionnement lointaines et bien souvent assez peu contrôlables dans des contextes de crise sanitaire comme celle de la Covid-19. Prenons un exemple de l’industrie pharmaceutique, selon les données de l’académie nationale de pharmacie en France, 80 % des principes actifs utilisés dans le monde seraient actuellement fabriqués en Chine, en Inde et dans quelque pays d’Asie du Sud Est (Académie nationale de pharmacie, 2020). La dispersion géographique de ces sources d’approvisionnement est venue perturber les activités des acteurs qui se situent en aval de la filière pharmaceutique, au plus près des marchés de consommation.
Ces dernières décennies, la facilitation des échanges et les économies d’échelle qu’offre la conteneurisation (plus de 20 000 équivalents vingt pieds (EVP) sur un seul navire porte-conteneurs en 2020 contre 8500 EVP au début des années 2000) participent à renforcer le socle de l’internationalisation des échanges. A cela s’ajoute une recherche permanente d’optimisation des stocks depuis le fournisseur jusqu’au client final ainsi qu’une mise en exergue des avantages comparatifs de chaque territoire dans le monde (facilité d’accès aux matières premières, coût de main d’œuvre faible, cluster industriel comme celui de Shenzhen où se concentre plus de la moitié de la production mondiale de téléphones portables, etc.). Aussi incroyable que cela puisse paraître, ces choix stratégiques pour des supply chains étendues toujours plus internationalisées n’ont d’autres fins que d’offrir au consommateur final des produits à des tarifs toujours plus compétitifs.
La période post-crise de la Covid-19 interrogera vraisemblablement la dépendance des économies modernes vis-à-vis de l’étranger, de ces approvisionnements lointains, donnant l’impression d’une perte d’autonomie économique et industrielle. Des entreprises comme Intel, Proctor & Gamble, General Motors et Walmart sont très bien préparées aux éventuelles perturbations de leur supply chain internationale. Elles ont toutes un protocole sur les décisions à prendre lorsqu’une crise imprévue survient.
Introduire le supply chain risk management
La notion de « risk management » est définie comme étant la probabilité de survenance d’un événement / incident. En supply chain, cela pourrait concerner divers aléas (ruptures chez les fournisseurs, pic de la demande, manque de capacités de transport, etc.). Ses répercussions connues dans la littérature scientifique sont souvent formalisées par le concept de « bullwip effect ». La pandémie de la Covid-19 a démontré la vulnérabilité des supply chains face à la nécessité d’anticiper et de modéliser les risques avant leur survenance.
De ce point de vue, les nouvelles technologies digitales, telles que l’internet des objets (IoT), le cloud computing, l’intelligence artificielle, le machine learning, la 5G, etc., peuvent contribuer à mieux intégrer le « supply chain risk management « dans le « supply chain design ». Ces technologies pourraient à l’avenir améliorer considérablement la visibilité des flux au sein de la supply chain. La connectivité et la visibilité accrues de la supply chain internationale permettraient aux acteurs de la supply chain d’évaluer et d’anticiper les risques. Une telle proactivité est nécessaire pour déployer les stratégies appropriées en réponse à une crise de type « pandémie ».
La figure ci-après présente un cadre conceptuel permettant d’intégrer la notion de « risk management » et comment s’y préparer grâce à l’apport des technologies digitales :
Figure 1 – Le rôle de la digitalisation de la supply chain pour la gestion de crise
Focus sur la région de la Méditerranée occidentale
Vers une régionalisation intelligente et inclusive des économies méditerranéennes
La Méditerranée est considérée comme un espace économique marqué par de grandes disparités en matière de développement économique entre ses deux rives. Avec ses 450 millions d’habitants, elle représente l’un des plus grands bassins de consommation. Sa présence sur la route maritime Asie-Europe lui confère un statut de mer de transit et un lieu de passage des flux à destination des ports du range nord. La crise actuelle met à l’ordre du jour des politiques économiques des pays de la Méditerranée la question de la régionalisation économique et de la réorganisation spatiale de la chaine de valeur pour certaines filières stratégiques à fort potentiel en termes de R&D, mais aussi de débouchés en Méditerranée pendant l’ère du post-Covid-19.
Force est de constater que, dès l’avènement de la pandémie de la Covid-19, les acteurs de l’industrie pharmaceutique s’alarment sur le faible niveau de maitrise des flux logistiques pour les principes actifs en particulier. Bien que la R&D et la production industrielle soient encore présentes en Europe, la production des principes actifs a été depuis longtemps délocalisée en Chine et en Inde en particulier. A ce propos, certains pays dont la France se sont lancés dans des projets industriels visant à relocaliser certains maillons de la chaine de valeur de la filière pharmaceutique. Une coordination à plus grande échelle au niveau de la région Europe-Méditerranée sera nécessaire pour pérenniser ces stratégies de régionalisation/relocalisation industrielle.
Vers une coopération digitale entre les ports de la Méditerranée occidentale
La coopération en termes de recherche, développement et innovation (R&D&I) axée sur les technologies digitales et sur leur capacité à disputer les écosystèmes en place pourrait être formalisée sous le concept de « coopération digitale ». Le fer de lance de ce nouveau modèle de coopération demeure, la capacité des acteurs à communiquer et à partager des données puis de fédérer des initiatives innovantes avec une approche écosystémique favorisant l’émergence de ports intelligents connus sous l’appellation de « smart ports ».
La coopération digitale basée sur l’expérimentation de solutions technologiques va sans aucun doute se développer très rapidement dans les années à venir. La crise de la Covid-19 et ses effets « bullwhip » sur les supply chains internationales semblent renforcer la résilience des ports et de leurs écosystèmes. Cette résilience pourrait, à terme, booster les processus d’innovation et le déploiement à l’échelle de nouvelles technologies (digitalisation, automatisation, optimisation).
Récemment, OneConnect Financial Technology Co., en collaboration avec China Merchants Group, ont lancé le projet de plate-forme de facilitation des échanges et de la logistique internationale basée sur la technologie de la Blockchain. Dans un pilote, 200 EVP ont été échangés avec les ports chinois partenaires. La technologie reliant les ports a réduit les processus logistiques d’importation et d’exportation de cinq à sept jours à seulement deux jours. Les frais de transport et de déclaration en douane pour les entreprises ont également baissé de 30% (Port Technology, 2020). Un autre exemple est celui de l’entreprise américaine CUBEX GLOBAL qui a développé une plateforme digitale (market place) permettant de proposer des capacités de chargement disponibles dans des conteneurs. Un algorithme d’optimisation offrant une vision 3D et une représentation visuelle de la façon dont le remplissage est optimal à l’intérieur du conteneur.
Figure 2 – Modèle d’optimisation développé par CUBEX GLOBAL
Cette plateforme offre l’avantage de pouvoir optimiser les taux de remplissage des conteneurs, et par conséquent celle des navires pour une meilleure productivité (économie d’échelle) et une meilleure performance environnementale (réduction des externalités du transport maritime). Cette solution pourrait à terme être étendue au cas des conteneurs vides en offrant cette visibilité en temps réel grâce au jumeau numérique du conteneur, mais aussi en étendant son application aux terminaux portuaires. En Méditerranée, les déséquilibres commerciaux Nord-Sud se traduisent au niveau du transport maritime par l’ampleur des conteneurs vides venant affecter l’optimisation et la rentabilité des opérations portuaires. Des solutions comme celles évoquées ci-haut peuvent apporter des gains de performance et de productivité pour les terminaux portuaires en Méditerranée. Les jumeaux numériques dans les ports offrent également un nouveau champ de déploiement d’une coopération digitale avancée entre les places portuaires. Un jumeau numérique est une réplique du port et ses installations permettant d’optimiser les opérations portuaires, d’anticiper l’arrivée des navires et plus globalement de réduire de plus de 10% les coûts des opérations portuaires. Des ports du range nord comme Rotterdam et Anvers ont déjà initié des projets pilote explorant le potentiel des jumeaux numériques. Des intégrateurs de solutions, comme ceux fournis par Bosch, permettent de construire des solutions sur mesure pour les places portuaires. Les ports de la Méditerranée doivent encourager l’émergence d’écosystèmes dédiés à l’innovation pour accélérer des projets de digitalisation des opérations portuaires. A ce titre, la Med Ports Association est une initiative fédérant 23 ports de la Méditerranée à l’échelle régionale. Des initiatives plus accentuées sur les volets technologique et digital doivent voir le jour en privilégiant une approche « bottom-up », c’est-à-dire, en partant des besoins des clients, des armateurs et des chargeurs.
Figure 3 – Les piliers de la coopération digitale
Conclusions
Dans cet article, nous avons présenté quelques enseignements tirés de la pandémie actuelle de la Covid-19 et son impact sur les supply chains globales. Configurées pour répondre à des enjeux d’optimisation et d’économies d’échelle, ces dernières n’incluaient que rarement jusqu’à présent le « risk management » dans la configuration des réseaux logistiques. Depuis, l’apparition de la pandémie début 2020, professionnels de la logistique et chercheurs s’accordent à dire qu’une transition vers des supply chains plus résilientes et de plus en plus digitalisées permettrait d’anticiper le « risk management ». Cette anticipation permettrait d’éviter les perturbations le long de la supply chain en cas de pandémie ou de crises de nature diverse (géopolitique, économique, etc.).
Dans cette nouvelle logique, grands ports maritimes et ports régionaux seront amenés à travailler de concert dans une logique écosytèmique. Une planification stratégique à moyen et long termes doit est nécessaire entre les ports de la Méditerranée. L’innovation, la R&D et la coopération scientifique doivent constituer les piliers de ce nouveau modèle de management portuaire à mettre en place, où collaboration et coopétition doivent coéxister afin d’optimiser les gains de chaque acteur tout en visant un optimum collectif à l’échelle de la région de la Méditérranée occidentale.
A l’issue de cet article, nous pouvons formuler les recommandations suivantes pour les ports de la Méditerranée :
- Encourager des initiatives portuaires privilégiant une approche « bottom-up » combinant volontarisme stratégique des ports, collaboration intelligente et open innovation.
- Accélérer la transformation digitale des écosystèmes portuaires en Méditerranée.
- Favoriser le développement d’une activité de transport régional à courte distance « short sea shipping corridors » en Méditerranée Occidentale incluant Grand Ports Maritimes et ports régionaux des deux rives de la Méditerranée.
- Promouvoir des services portuaires mutualisés et un offre logistique « door-to-door » pour attirer les armateurs.
- Renforcer l’attractivité/connectivité des hinterlands portuaires en proposant des services logistiques innovants / pôles logistiques multimodaux / cluster d’innovation.
Références
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