Auteur :
Frederico Francisco
Conseiller auprès du ministre de l’Infrastructure et du Logement, Portugal
Date : 04.01.2021
Lecture : 12 min.
La liberté de la voiture en tant que but ultime des transports urbains
Nous connaissons tous l’histoire de l’urbanisation de ces deux derniers siècles, principalement en Europe et en Amérique du Nord, qui s’est étendue ces 50 dernières années au reste du monde. Bien entendu, chaque ville a sa propre histoire, mais il est assez facile d’identifier les tendances continentales et mondiales à long terme.
La tendance dominante des transports urbains, depuis les années 50, a été, sans conteste, la motorisation. De l’Amérique à l’Europe, en passant par l’Asie et l’Afrique, tôt ou tard, toutes les grandes métropoles sont confrontées à la congestion, à la pénurie de stationnements et la pollution due au trafic automobile. Même dans les villes avec un ancien réseau de transports publics large et développé, l’augmentation de la motorisation a coïncidé avec une longue pause de l’expansion des réseaux de transports en commun, tandis que de nouvelles voies rapides étaient construites.
Plus récemment, la tendance dominante du discours s’est articulée autour du concept d’une “mobilité intelligente et durable”, illustré par la stratégie de mobilité durable et intelligente [CE 2020] récemment publiée par la Commission européenne. Ce concept est souvent associé à d’autres adjectifs tels que connecté, partagé et numérique.
La signification exacte de la mobilité intelligente et durable n’est pas entièrement claire, et l’ajout d’autres adjectifs tels que “connecté”, “partagé” ou “numérique” n’y change rien. Il est également probable que les différentes parties prenantes les interprètent différemment. Cela devient évident lorsque presque toutes les solutions de transport se définissent avec certains, voire tous ces adjectifs.
Une des significations de la “mobilité intelligente et durable” se traduit par le concept de mobilité en tant que service (MasS). Comme beaucoup de mots à la mode dans les entreprises, sa signification n’est pas entièrement claire. La plupart du temps, ce concept est utilisé en relation avec des applications de covoiturage, d’autopartage, de partage de vélos électroniques et de scooters. Et comme beaucoup de mots à la mode dans les entreprises, tous les acteurs du secteur ont soudain la volonté d’adopter le label MasS s’ils veulent rester à la pointe de l’innovation. Le fait est que la plupart des solutions qu’adopte le label MasS sont des solutions de mobilité individuelle, même si, en fin de compte, l’autopartage et le covoiturage ne sont que de simples services de taxi.
Il existe, bien sûr, des exemples positifs et de véritables innovations utiles. Les services de vélos en libre-service sont un bon exemple, car ils permettent de surmonter un obstacle important à l’adoption du vélo comme moyen de transport. Ces services aident les gens à se mettre de plus en plus au vélo.
La partie “durable” fait généralement référence à l’électrification ou, plus généralement, à la transition énergétique du transport. Les moteurs à combustion des voitures et des bus sont progressivement remplacés par des batteries et des moteurs électriques. Il n’est, cependant, pas encore certain que l’hydrogène puisse surpasser ses limites techniques et se répandre massivement.
Cependant, nous devons garder à l’esprit que les voitures électriques ne sont pas neutres énergétiquement. En effet, d’un point de vue environnemental, il n’y a pas de solution neutre. Il n’existe que des solutions améliorant la situation ou l’empirant. Une voiture électrique a toujours besoin d’énergie, et de batteries pour stocker cette énergie, et celle-ci doit être produite quelque part. Un chemin de fer prend de l’espace, nécessite des travaux de terrassement, de tunnels, de viaducs. Il nécessite une grande quantité de béton et d’acier.
L’idée générale est que le simple fait de passer des moteurs à combustion à des moteurs électriques ne pourra que contribuer à résoudre les problèmes de pollution et de gaz à effet de serre. Le passage de voitures individuelles à des voitures partagées, quelle que soit sa source d’énergie, ne fera que réduire partiellement la demande de parking, et ses effets de congestion pourraient même être négatifs.
De manière générale, le transport individuel motorisé est presque toujours pire que la mobilité active collective ou individuelle. Il y aura toujours des exceptions, mais c’est valable pour la majorité des cas, surtout en villes.
La nécessité de regagner la confiance
La pandémie de la COVID-19, les confinements et le besoin de distanciation sociale ont un impact dévastateur sur l’ensemble des systèmes de transports collectifs. En l’espace de quelques jours, les rues se sont dépeuplées. Les bus et les trains, quant à eux, se sont partiellement vidés.
Même si les systèmes des transports urbains ont toujours une part importante de financement public direct, les recettes de la billetterie sont toujours une part indispensable dans leur budget de fonctionnement. La situation a combiné une chute soudaine de la fréquentation avec la nécessité de garder le plus de services ouverts pour véhiculer les travailleurs de première ligne, tout en essayant de maintenir la distanciation sociale. Ceci nous a fait nous rendre compte que beaucoup de travailleurs ne peuvent pas télétravailler, surtout parmi ceux que l’on appelle les “travailleurs essentiels”, alors que les trains et les bus transportent toujours un nombre trop important de passagers pour maintenir la distanciation sociale recommandée. D’autre part, nous percevons intuitivement que certaines personnes ont peur d’utiliser les transports collectifs et sont retournées à leur voiture pour leurs déplacements.
De par l’assouplissement graduel des restrictions puis de leur réintroduction, les gens semblent revenir progressivement à leurs anciennes habitudes de déplacement. Bien sûr, nous devons également prendre en compte l’impact de la réduction radicale du tourisme qui perdurera pendant plusieurs années. Les effets combinés des passagers réguliers et occasionnels ont été asymétriques dans différentes villes.
Les données collectées par Apple et Google à partir de leurs plateformes de cartographie mobile respectives ont été rendues accessibles dans des rapports de mobilité donnant des résultats intéressants [Apple 2020, Google 2020]. Bien que ces ensembles de données soient limités, ils nous fournissent, au moins, une approximation des tendances de l’utilisation des transports pour l’année 2020. Les données fournies par Apple nous permettent effectivement de comparer les demandes d’itinéraire en voiture, à pied ou en transport en commun et de comparer leurs évolutions.
Si l’on prend, par exemple, les données de trois capitales européennes, Paris, Londres et Madrid, nous pouvons voir que, si à Paris l’utilisation des transports en commun s’est rétablie plus rapidement que celle de la voiture, à Londres et à Madrid, c’était tout le contraire. Une bonne explication pour cette différence nécessiterait une étude détaillée des différents facteurs, comme l’importance du tourisme, les politiques menées pendant le confinement ou l’étendue et la durée des confinements, eux-mêmes.
Tendances de la mobilité à partir de l’utilisation de l’application Apple Maps à Paris
Tendances de la mobilité à partir de l’utilisation de l’application Apple Maps à Madrid
Tendances de la mobilité à partir de l’utilisation de l’application Apple Maps à Londres
Le temps que prendra le regain de confiance dans les transports en commun est encore incertain, mais tout porte à croire que le retour à la normale sera rapide
La conclusion immédiate de ces résultats, illustrés par la figure 1, est que nous ne devrions pas considérer la perte dans les transports publics comme définitive. Une fois les restrictions assouplies, les habitants ont tendance à revenir à leur vie d’avant, assez rapidement. Même lorsque les restrictions restent en place, la fatigue entraîne un lent retour à la normale.
Cependant, étant donné qu’il s’agit d’une étape importante dans la vie des gens et qu’elle entraîne des changements importants comme le chômage ou de nouveaux emplois pour un grand nombre de personnes, il est possible d’amener les habitants à changer leurs habitudes et à adopter les transports en commun comme leur choix de prédilection. Alors qu’il n’est pas possible de construire de nouvelles lignes de transport en commun en quelques mois, il est néanmoins possible, par exemple, de réduire les tarifs. Comme cela a été démontré au Portugal en 2019, une réduction tarifaire a la faculté de provoquer immédiatement des changements mesurables dans l’utilisation des transports publics.
Le temps que prendra le regain de confiance dans les transports en commun est encore incertain, mais tout porte à croire que le retour à la normale sera rapide. Cela pourrait prendre plus de temps dans certains lieux que dans d’autres, mais nous aurons très probablement dans quelques mois, voire quelques années, des problèmes plus ou moins équivalents avec des réponses équivalentes à apporter.
Les effets éphémères et durables
Beaucoup de villes ont vu leurs rues vides, pendant le confinement, comme une opportunité de redistribuer l’espace public, dans le cadre de ce qu’on appelle l’urbanisme tactique. Dans la plupart des cas, cela s’est concrétisé par la mise en place de pistes cyclables éphémères et d’autres moyens de réserver l’espace public pour de futures interventions plus profondes.
Certaines de ces initiatives se sont heurtées à la résistance habituelle lorsque de nouvelles pistes cyclables ont pris la place allouée, auparavant, à la circulation automobile et au stationnement. D’autres ont déjà été supprimées, comme celle de High Street Kensington, à Londres. La lutte pour les espaces publics se poursuit et ne s’est pas arrêtée pendant les confinements.
D’un autre côté, la fermeture soudaine de la plupart des entreprises a entraîné un recours inopiné au télétravail. C’est un autre aspect qui a été salué comme faisant partie d’une nouvelle normalité. En effet, il ne s’agit pas d’une nouvelle tendance, mais elle est limitée à des emplois bien spécifiques, principalement des emplois de bureau qualifiés. Une part importante des travailleurs, que l’on nomme essentiels, ne peuvent pas travailler de la maison. Ces travailleurs ont également une forte corrélation avec des revenus plus faibles.
Il est très tentant de supposer des tendances durables à partir d’effets à court terme, au risque d’être trompeur. Si l’impression que l’urbanisme tactique se montrera fructueux dans les villes qui peuvent prendre des mesures rapides pour rendre les changements permanents, il reste encore à voir l’ampleur du télétravail.
La technologie n’est pas la clé
La technologie intervient dans le débat sur les transports de deux manières importantes.
La première, et la plus banale, est le discours sur la numérisation. La numérisation n’apportera pas de grands changements, à elle seule, mais elle peut faciliter la transition. Nous avons déjà évoqué l’exemple des services de vélos en libre-service. Dans les transports en commun, les technologies numériques permettent la billetterie intégrée et la planification des trajets. Cependant, aucune plateforme numérique ne peut déplacer des milliers de personnes sans une infrastructure et du matériel roulant ferroviaire adéquat.
La deuxième façon dont la technologie s’invite dans le débat sur les transports consiste à promouvoir de nouvelles solutions pour relever les défis de la mobilité. Ces technologies apparaissent à différents stades de maturité, mais presque toujours avec des promesses extraordinaires pour révolutionner le secteur. C’est le cas, par exemple, d’HyperLoop, des voitures autonomes, des voitures volantes ou des voitures volantes autonomes, ces dernières étant surnommées “drones”.
On peut soutenir que ce type de propositions peut induire en erreur les décideurs politiques, en détournant leur attention des solutions facilement disponibles au profit de la promesse d’un concept « révolutionnaire » bien meilleur, généralement promis pour quelques années seulement dans le futur. Le problème est que, souvent, les promesses ne survivent pas un examen approfondi et, lorsqu’elles sont réalisables, elles peuvent se situer dans des décennies, comme HyperLoop, ou n’être accessibles qu’aux élites, comme les voitures volantes.
Bien entendu, la technologie est loin d’être hors de propos, mais nous devons trouver la solution au problème, et non l’inverse. Comme mentionné plus haut, aujourd’hui, le principal défi de la mobilité urbaine est le transfert modal pour s’éloigner du transport individuel motorisé. Les technologies de transport essentielles nécessaires pour cela sont essentiellement celles disponibles depuis plus d’un siècle : les trains, les tramways, les bus et les vélos. Évidemment, étant anciennes, elles ont toutes connues plus d’un siècle d’améliorations progressives, les amenant à de nouvelles approches de ces mêmes technologies, comme le tram-train ou le système de bus à haut niveau de service (BHNS).
La couche de technologies numériques et d’applications permet de rendre ces systèmes et réseaux plus faciles à exploiter, et c’est là leur but principal, mais elles ne remplacent pas les investissements mis dans l’infrastructure et l’équipement.
La numérisation n’apportera pas de grands changements, à elle seule, mais elle peut faciliter la transition
La planification urbaine et l’architecture des espaces publics ont pris le rôle central dans l’organisation des réseaux de transport
La conception de ville est primordiale
Une différence essentielle entre la planification actuelle des transports urbains et celle lors de la première moitié du vingtième siècle est le rôle central que la planification urbaine et de l’architecture des espaces publics ont pris dans l’organisation des réseaux de transport eux-mêmes.
À la fin du XIXe siècle et au début XXe, les grandes villes se sont lancées dans la construction de réseaux de transport en commun, en essayant de déplacer les usagers tout en évitant la congestion à la surface. C’était l’âge d’or des réseaux ferroviaires urbains souterrains et surélevés. Bien que certaines des plus grosses villes chinoises aient construit d’énormes réseaux souterrains ces dernières décennies, la tendance mondiale est la coexistence des réseaux de transport en commun à la surface, les rendant plus efficaces et plus rentables.
La grande majorité des zones non construites dans n’importe quelle grande ville est consacrée à l’automobile, que ça soit pour la circulation ou pour le stationnement. Certaines villes d’Amérique du Nord ont poussé à l’extrême cette domination de la voiture sur l’espace public, avec de grandes zones de stationnement, de larges avenues et des voies rapides coupant à travers le centre des grandes villes.
L’espace public est une ressource rare dans les villes. Pour cette raison, c’est avant tout une question d’équité sociale d’assurer une distribution adéquate. Les espaces consacrés aux besoins des voitures doivent être réduits dans le but d’offrir plus d’espace pour la marche, le vélo, les transports en commun ou même pour rester en l’état. Malgré la résistance fréquente des résidents et des entreprises locales, il a été démontré à maintes reprises que ce type d’intervention dans les rues des villes amène des résultats pour toutes les parties prenantes : les espaces publics sont plus agréables, les transports publics fonctionnent mieux, devenant une option plus attrayante et le commerce local augmentent ses activités. En fin de compte, une avenue terne et dangereuse peut se transformer en une place de quartier animée.
Le rôle du quartier devrait également être souligné, ici. Le concept des « quartiers en 15 minutes”, où tous les services essentiels sont disponibles pour tous les résidents sans avoir besoin d’une voiture, se répand massivement dans les milieux universitaires et de planification. Il existe de bons exemples de quartiers entièrement construits sur la base de ce principe, mais il est plus difficile et sûrement plus long de transformer une partie existante d’une ville en ce type de quartier. De nombreuses villes sont déjà passées par un processus d’étalement urbain qui dure depuis des décennies, avec de vastes zones résidentielles construites autour de la voiture. Ces situations représentent un grand défi. Pourtant, la redistribution de l’espace public en est un élément indispensable, et souvent l’une des premières étapes.
C’est pour cette raison que le changement vers un développement tourné vers les transports en commun est le seul changement qui peut apporter une modification modale décisive au secteur des transports urbains. Une ville faite de multiples quartiers, traversée par des lignes de transport public qui se connectent à d’autres quartiers.
Les gares en tant que centre névralgique
Le principe du quartier de transit exploré dans la section précédente peut être adapté à plus grande échelle lorsque l’on parle de plus grandes villes aux centres-villes vastes et très denses. De même, si l’on considère un territoire comportant plusieurs villes de tailles différentes, le système de transport urbain de chacune d’entre elles doit être relié au réseau de transport interurbain. Le mode de transport durable pour un trajet interurbain et, sans aucun doute, le chemin de fer.
C’est la raison pour laquelle, dans de nombreuses villes du monde, les grandes gares ferroviaires réaffirment leur rôle de centre névralgique, non seulement en ce qui concerne la mobilité, mais aussi de la vie publique.
À New York, la démolition de la Penn Station dans les années 60 a été considérée comme l’un des plus grands actes de vandalisme publics de l’histoire. Un travail de réparation est en cours, ainsi que l’expansion de la station elle-même, afin de la rendre capable d’accueillir 900 000 passagers par jour. Le premier jour de l’année 2021, un nouveau hall des trains a été ouvert, retrouvant en partie la grandeur passée de cette gare historique [MTH 2020].
À Paris, la gare du Nord, la plus fréquentée d’Europe, fait également l’objet d’une rénovation et d’une expansion majeures, tout comme l’espace public qui l’entoure [StatioNord 2021].
Ces deux projets servent juste d’exemple pour illustrer les aspects communs. En tant que centres de transport, ils concentrent tous les modes de transport à toutes les échelles, des trains interurbains, aux trains locaux, en passant par les transports en commun locaux et le stationnement et le partage de vélos. Dans leur autre fonction de centres de vie publique, ils offrent de beaux et grands espaces intérieurs et extérieurs, en tenant compte des magasins, des restaurants et des jardins.
Le thème principal de cet article a été de montrer que nous connaissons déjà les problèmes clés et que nous avons besoin de solutions. Dans le monde, et surtout dans la région méditerranéenne occidentale, les pays et les villes évoluent à différents rythmes, mais il ne faut pas avoir honte de copier les bons exemples des voisins et d’apprendre des erreurs des autres. Il est impossible de savoir si, dans quelques décennies, nous pourrons considérer les années 2020 et 2021 comme un tournant dans le transport urbain. Ne renversons pas, tout du moins, les tendances positives qui sont déjà en cours.
Références
[Apple 2020] Rapports sur les tendances de la mobilité (2020), à consulter sur https://covid19.apple.com/mobility.
[EC 2020] Communication de la commission au parlement européen, au conseil, au comité économique et social européen et au comité des régions – Stratégie de mobilité durable et intelligente – mettre les transports européens sur la voie de l’avenir, COM/2020/789.
[Google 2020] Rapports sur la mobilité de la communauté – COVID-19(2020), à consulter sur https://www.google.com/covid19/mobility/.
[MTH 2020] Moynihan Train Hall (2020), à consulter sur https://www.moynihantrainhall.nyc.
[StatioNord 2021] StatioNord: Le projet, La Metamorphose (2021), à consulter sur https://www.stationord.fr/fr/.
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