Auteurs :
Jordi Torrent, Responsable de la stratégie
Maite Roman, Responsable des organisations internationales
Port de Barcelone
Date : 26.10.2022
Lecture : 10 min.
La réelle tourmente
Tout au long du biennium 2021-2022, les chaînes logistiques internationales, basées sur le transport maritime, ont connu une crise probablement sans précédent. Sommes-nous confrontés à un changement de paradigme ou s’agit-il d’une situation temporaire ? Historiquement, la logistique internationale a su faire face aux crises et différents enjeux, étant apparus comme étant des facteurs essentiels, en raison de la mondialisation des pays, des industries et des entreprises de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe. Jusqu’à présent. Les enjeux de l’ère post-COVID-19 ont brisé cette tendance avec des perturbations majeures qui ont pointé le transport maritime comme étant l’un des facteurs ayant contribué à déséquilibrer l’économie mondiale.
Avec la mondialisation et une interdépendance croissante mondiale, où les chaînes logistiques sont longues et complexes, un événement catastrophique n’importe où sur la planète peut déclencher de graves effets sur l’ensemble du système commercial international et affecter l’approvisionnement en marchandises dans des zones très reculées. Les guerres en Irak et en Afghanistan, le tsunami de 2004, la crise financière de 2008 et les cyberattaques dans le secteur maritime en 2017 ne sont là que quelques exemples d’événements pertinents de ce XXIe siècle qui auraient pu gravement affecter le commerce mondial. Cependant, les chaînes d’approvisionnement mondiales ont réagi rapidement et efficacement à ces perturbations. La résilience, l’adaptabilité et la flexibilité des chaînes logistiques ont permis d’éviter de quelconques effets graves sur l’industrie et les consommateurs. De plus, pendant les mois-clé de la pandémie de COVID-19, les chaînes logistiques ont répondu de manière adéquate, sans qu’il y ait de graves problèmes d’approvisionnement. Les marchandises ont continué à arriver dans les ports pour être distribuées aux consommateurs finaux sans aucun problème. Il a même été possible de fournir à la population mondiale des millions de masques en quelques semaines. Lorsque les vaccins sont arrivés, ils ont également pu être distribués relativement facilement, même dans des conditions extrêmes.
Cependant, le tableau a radicalement changé ces derniers mois. La conjonction de divers facteurs externes aux chaînes logistiques elles-mêmes, ainsi que les tensions internes au secteur logistique et maritime, ont généré une réelle tourmente, attaquant le secteur du transport et de la logistique comme jamais auparavant pour ce qui est d’un service efficace et prévisible.
Perturbations post-pandémiques
Les perturbations actuelles sont de divers ordres, affectant différents acteurs économiques. Au niveau mondial, il convient de noter l’augmentation soudaine de la demande post-pandémique et l’augmentation du commerce électronique, ayant modifié le nombre de produits demandés et les caractéristiques de cette demande. En peu de temps, la fluctuation de la demande, avec une offre maritime similaire à la période pré-pandémique, a mis à rude épreuve les chaînes logistiques, faisant que l’offre de transport soit incapable de s’y adapter. La concurrence pour expédier, en particulier dans les porte-conteneurs, s’est accrue, ce qui a permis aux armateurs une augmentation sans précédent des prix du fret tout au long de 2021 et 2022.
Outre la hausse des prix du fret, les prix de l’énergie et des matières premières ont également augmenté de manière significative, entraînant finalement une inflation généralisée exacerbée par le déclenchement de la guerre en Ukraine. Tout cela a coïncidé avec une grave pénurie de certains produits clés de l’économie, tels que les semi-conducteurs pour l’industrie automobile, les métaux et les céréales, principalement en raison de la concentration de leur offre entre quelques mains, ce qui a également provoqué une augmentation notable des prix. Le cas le plus paradigmatique de cette concentration est celui de la fabrication des semi-conducteurs utilisés par les industries électronique et automobile, qui sont réalisées massivement et uniquement à Taïwan (à quelques exceptions près, notamment en Corée du Sud).
Dans le secteur des transports, il y a également eu d’autres perturbations. En raison de l’épidémie de COVID-19, plusieurs ports chinois, les plus importants au monde, ont été fermés pendant des semaines en 2021 et 2022, avec des centaines de navires attendant leur tour au large des côtes chinoises pendant des semaines. Ces mêmes bateaux ont dû ensuite mettre le cap sur l’Europe et les États-Unis, où ils arrivèrent tous soudainement, provoquant des semaines de retard.
Évolution du prix du fret (2014-2022)
Source : Alphaliner, mai 2022
Dans le sillage de la pandémie, les armateurs ont adopté diverses mesures pour s’adapter à la forte baisse de la demande causée par les confinements et les couvre-feux en masse. La plus importante étant la politique dite des blank sailings, des annulations d’escales prévues des navires dans les ports qui ont été maintenues par la suite et ont considérablement dégradé la fiabilité des escales des navires dans les ports. Avant la pandémie, les retards quant à l’heure d’arrivée prévue au port (ETA) étaient une exception. Après la pandémie, la situation a complètement changé. Arriver à l’heure est devenu l’exception. Actuellement, sur les rotations Est-Ouest, les navires ont besoinen moyenne de cent un jourspour effectuer un parcours complet. Cela signifie qu’ils arrivent en Chine avec vingt jours de retard en moyenne, pour entamer un nouveau voyage, par rapport à la situation pré-pandémique. Ce retard n’a cessé d’augmenter tout au long de l’année 2022 pour passer de dix-sept jours, en février, à vingt, en mai. Par exemple, le porte-conteneurs MOL TRIUMPH, d’une capacité de 20 170 EVP (Equivalent Vingt Pieds) a commencé son voyage le 16 février dans le port de Quindao et devait arriver à Algésiras le 25 mars, puis arriver à Anvers le 7 avril puis continuer vers le port de Hambourg. En réalité, il est arrivé à Algésiras le 2 avril, à Anvers le 26 avril et s’est retrouvé à Hambourg le 18 mai. Ce navire a terminé son voyage avec 41 jours de retard (Port congestion in North Europe, 2022).
Fiabilité globale des escales portuaires (2018-2022)
Source : SeaIntelligence
Ces retards ont obligé les compagnies maritimes à ajouter théoriquement trois navires supplémentaires sur chaque route, afin de maintenir la fréquence hebdomadaire du service. Sur la route est-ouest, cela signifie ajouter 51 navires supplémentaires sur 17 routes directes, reliant le centre de la Chine et le nord de l’Europe. Cependant, il est impossible pour les compagnies maritimes d’incorporer autant de flottes, elles sont donc obligées d’annuler des escales programmées, les blank sailings. Au cours de la première quinzaine de mai 2022, par exemple, un total de 27 arrivées dans les ports chinois de navires en provenance d’Europe du Nord ont été enregistrées, alors qu’en temps normal il aurait dû y en avoir 34 (Port congestion in North Europe, 2022).
Autres conditions
Pour compléter l’analyse des faits, il ne faut pas oublier que le secteur maritime, notamment celui des porte-conteneurs, est très peu diversifié. Au cours des dernières décennies, de nombreuses compagnies maritimes ont disparu à la suite de fusions ou d’absorptions de grandes entreprises. Cette concentration a commencé dans les années 1990 et a augmenté ces dernières années. En 2012, les dix premières compagnies maritimes détenaient 62 % du marché. En 2022, sa part de marché est passée à 85 % (Aphaliner Monthly Monitor, février 2022).
Ce processus de concentration a été particulièrement intense en 2017 et 2018, réduisant le nombre de compagnies maritimes, jusqu’en 2020 avec des compagnies maritimes concentrées en 3 grands groupes : 2M, THE et Ocean, étant clairement une situation d’oligopole.
La concentration du secteur maritime est portée par les coûts d’investissement et d’exploitation liés à l’augmentation de la taille des navires, particulièrement importante au XXIe siècle. Tout le monde n’a pas été capable de résister à cette tendance et de faire face à des investissements qui cherchent à augmenter les économies d’échelle. Un navire de plus grande capacité peut transporter plus de conteneurs et réduire le coût de transport unitaire par conteneur, mais cela nécessite un investissement plus important dans la construction et l’exploitation du navire, ce qui augmente considérablement les coûts des compagnies maritimes.
Évolution des fusions et acquisitions sur le marché du transport maritime (2015-2020)
Source : Alphaliner
La capacité moyenne des porte-conteneurs est passée de 1 749 EVP en 2000 à 4 556 EVP en 2022. Ce qui semblait être la capacité maximale dans les années 1990 a été dépassé à plusieurs reprises au cours des décennies suivantes. En 2006, avec le lancement de l’Emma Mærsk, d’une capacité de 11 000 EVP, la construction de grands porte-conteneurs a commencé. En janvier 2022, le navire ayant la plus grande capacité à ce jour, l’Ever Alot, d’une capacité de 24 004 EVP, d’une longueur de 400 mètres (équivalent à 3 terrains de football) et d’une largeur de 61,5 mètres, a été achevé. L’Ever Alot a besoin d’un tirant d’eau minimum de 17 mètres pour entrer au port.
La capacité des porte-conteneurs devrait atteindre 30 000 EVP dans un laps de temps relativement court. Cependant, tout changement technologique pourrait accélérer considérablement cette évolution (Garrido, 2019).
Évolution de la capacité moyenne des porte-conteneurs (2000-2023)
Source : Alphaliner, septembre 2021
Les problèmes survenus du côté mer des chaînes logistiques ont coïncidé avec les problèmes du côté terre, ce qui a généré une réelle tourmente.
D’une part, il convient de souligner la pénurie chronique de chauffeurs routiers qui s’est récemment étendue aux conducteurs de train. Le secteur de la logistique et des transports ayant perdu de son attractivité, la relève générationnelle n’est plus garantie. Ce fait, qui pourrait être considéré comme anecdotique, conditionne cependant le quotidien des entreprises de transport qui ne voient aucune solution à court terme et sont contraintes d’annuler des services, ce qui contribue encore plus à l’accumulation de conteneurs dans les ports et à leur congestion. D’autre part, les ports souffrent de congestion, parfois chronique. Dans certains environnements géographiques occidentaux, notamment sur la côte ouest des États-Unis, ils sont entrés dans une dynamique de congestion chronique. Contrairement à ce qu’il se passe en Europe, l’offre portuaire y est limitée (sur la côte ouest il n’y a que 2 grands hubs portuaires, Los Angeles-Long Beach et Vancouver-Seattle-Tacoma) et les horaires de travail sont réduits.
Comment les exportateurs et les importateurs se sont adaptés
Changements dans la production et la logistique
Comment les exportateurs et importateurs et leurs agents logistiques ont-ils réagi face à cette situation ? Comment se sont-ils adaptés aux perturbations du transport maritime et à ses conséquences sur les chaînes de production et d’approvisionnement ? En fonction des caractéristiques de leurs chaînes logistiques et des produits qui les fabriquent, ils ont opté pour différentes solutions.
Certaines entreprises ont diversifié leurs fournisseurs et les ont recherchés dans des zones plus proches du siège social de l’entreprise. Beaucoup ont même déplacé leur production de Chine, ou d’un autre pays d’Extrême-Orient, vers l’Europe de l’Est, le Maroc ou la Turquie. Dans d’autres cas, ils ont rapatrié leur production dans le pays d’origine de l’entreprise, comme Ikea et Buff. En raccourcissant les chaînes logistiques, nombre de leurs perturbations sont évitées, à commencer par le manque de fiabilité des escales et le prix exorbitant du fret. Les nouvelles destinations n’offrent peut-être pas certains des avantages de la production en Extrême-Orient, mais la durée du trafic et la complexité du transport sont réduites, ce qui accroît la fiabilité.
Dans d’autres cas, les entreprises ont choisi de reprendre le contrôle de leurs chaînes logistiques. De grandes entreprises internationales, telles que Lidl, Coca-Cola, Amazon et Walmart, ont choisi de gérer elles-mêmes leurs chaînes logistiques en achetant ou en louant des navires et/ou des avions pour acheminer leurs produits des centres de production vers les zones de consommation. Cela implique de gros investissements, étant par ailleurs un signe de la méfiance des producteurs envers les agents qui gèrent les chaînes logistiques.
De plus, la situation actuelle a contraint les entreprises à modifier la gestion de leurs stocks. Ils sont passés de ce que l’on appelait le JUST-IN-TIME au JUST-IN-CASE, augmentant les stocks pour pouvoir faire face aux déséquilibres et au manque de fiabilité des chaînes logistiques. Le coût d’accumulation des produits est inférieur au coût des ruptures de stock, beaucoup plus probable dans le contexte actuel.
Enfin, il convient de noter la réponse de certaines entreprises, notamment dans le secteur chimique, qui ont mené le processus inverse de la conteneurisation. En d’autres termes, alors qu’ils étaient habitués à transporter leurs produits dans des conteneurs, ils les ont abandonnés et ont recommencé à les transporter par bateau conventionnel, qu’ils louent souvent eux-mêmes, évitant ainsi les difficultés que présentaient les chaînes logistiques de conteneurs.
Recherche d’alternatives au transport maritime
La recherche d’alternatives au transport maritime a également été une option pour certaines entreprises. Le transport aérien a remplacé le transport maritime dans certains cas, en particulier pour les marchandises de grande valeur et urgentes à l’arrivée à destination. Ainsi, malgré le fait que le transport aérien ait un coût bien plus élevé que le transport maritime, le transport de fret aérien clôture l’exercice 2021 avec son meilleur résultat depuis 1990. Selon les données de l’Association internationale du transport aérien (IATA), la demande en 2021 a enregistré une croissance d’une année sur l’autre de 6,9 % par rapport aux niveaux d’avant la pandémie et de 18,7 % par rapport à 2020 (Blanco, 2022).
Le transport ferroviaire entre la Chine et l’Europe a également augmenté son trafic jusqu’au déclenchement de la guerre en Ukraine. Les services ferroviaires entre la Chine et l’Europe se sont développés rapidement. Jusqu’à fin janvier 2022, plus de 50 000 trains entre la Chine et l’Europe ont transporté plus de 4,55 millions d’EVP d’une valeur de 240 milliards de dollars américains. La ligne Yiwu – Madrid, inaugurée en 2014, est le plus long service de transport ferroviaire au monde : elle parcourt 13 052 km en 16 jours. Ce train transfrontalier a été une alternative très solide pour les produits à valeur ajoutée et le besoin d’immédiateté quant à leur transfert. Cependant, la guerre entre l’Ukraine et la Russie a affecté le fonctionnement de ce moyen de transport. Bien que les trains passant par l’Ukraine ne représentaient qu’entre 2 et 3 % du volume total, les sanctions appliquées à la Russie ont créé une incertitude sur les principaux itinéraires passant par ce pays. L’incertitude de la guerre a poussé certains clients à rechercher des services alternatifs au transport ferroviaire et a réduit leur demande, pour la première fois depuis son lancement. (García; Gu, 2022).
Changement de paradigme ou situation temporaire ?
Les perturbations du transport maritime ne disparaîtront pas et deviendront elles-mêmes le nouveau paradigme des chaînes d’approvisionnement.
Toutes ces réactions, encore ponctuelles, représentent un faible volume des flux commerciaux dans le monde et, plus précisément, entre l’Asie et l’Europe. Représentent-elles un changement de tendance ou sont-elles des solutions particulières adoptées en temps de crise ? C’est difficile à dire. Seul le temps nous le dira. Si l’on regarde les soixante-dix dernières années, il ne semble pas que les tendances, ayant porté la croissance du transport maritime par conteneurs, dans le cas de l’Europe, notamment avec l’Asie et la Chine, doivent être complètement inversées.
D’une part, il est hautement improbable que l’Extrême-Orient cesse d’être l’usine du monde. Il est difficile de rivaliser à l’échelle mondiale avec des pays plus peuplés, également ou plus avancés technologiquement et avec des conditions de travail plus laxistes. Il y a évidemment des secteurs où c’est possible, et encore plus si l’Union européenne entend devenir une alternative pour la production de certains biens (semi-conducteurs et panneaux solaires, par exemple). Cependant, tout semble indiquer que l’Extrême-Orient continuera à produire la plupart des produits consommés dans les pays occidentaux et que, par conséquent, le transport de ces biens de la zone de production à la zone de consommation restera nécessaire.
Le transport maritime étant le moyen de transport le plus efficace pour le transport interocéanique de marchandises, il continuera à être massivement utilisé. Actuellement, il n’existe aucune alternative. Ni le train, ni l’avion, ni les moyens de transport testés (hyperloop, zeppelins, etc.) ne semblent les concurrencer à grande échelle.
Quant aux entreprises, elles ont trouvé nécessaire de s’adapter aux perturbations mondiales de plus en plus fréquentes et ont dû le faire en trouvant des solutions imaginatives, mais surtout en étant flexibles, en diversifiant les fournisseurs, les sites de production et les moyens de transport. Elles doivent accepter que les perturbations du transport maritime ne disparaîtront pas et deviendront elles-mêmes le nouveau paradigme des chaînes d’approvisionnement.
Bibliographie
Éditeur. (2022, Mai). Port congestion in Europe continues to worsen. Global Maritime Hub | Shipping, Trade and Ports Market Analysis. Extrait de : https://globalmaritimehub.com/port-congestion-in-europe-continues-to-worsen.html
Monthly Monitor February 2022. (2022, février). Alphaliner. Extrait de : https://public.axsmarine.com/wp-content/uploads/2022/05/Alphaliner-Monthly-Monitor-Feb-2022.pdf
García, Gemma ; Gu, Yan (19 mai 2022). A brake on the China-Europe train: how the war in Ukraine impacts on the new silk route. PierNext. Extrait de : https://piernext.portdebarcelona.cat/en/logistics/a-brake-on-the-china-europe-train/
Garrido, Javier (2019, novembre) Container-ship size: What dimensions can we expect to see? PierNext. Extrait de : https://piernext.portdebarcelona.cat/en/mobility/container-ship-size/
Blanco, P. (2022, Janvier). La carga aérea mundial cierra 2021 con su segundo mejor resultado de la serie histórica. El Mercantil. Extrait de : https://elmercantil.com/2022/01/25/la-carga-aerea-mundial-cierra-2021-con-su-segundo-mejor-resultado-de-la-serie-historica/
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